De Port Royal à Downtown : Trench Town & Orange Street
Milieu de séjour et clé de voûte de mon voyage. C’est peu, une journée, mais on fait comme on peut. Voilà qui vaut bien ce petit avertissement, quand bien même il est anglais, pour les plus pointus.
A l’entrée de l’Emancipation Park, la sculpture de Laura Facey, Redemption Song . Respectivement inaugurés les 31/07/2002 et 2003, la veille du Jour de l’Emancipation. L’esclavage fut en effet aboli dans la plus grande partie de l’empire britannique le 1er août 1834.
Nous roulons à assez bonne allure. La ville est très étendue. Cornell m’indique ce qui lui semble remarquable : ici, Beverly Hills, avant que nous contournions l’Independance Park, le stade de Kingston, passons devant les Jamaica Flour Mills et Rockfort.
Incroyable qu’on m’indique des silos à blé, aussi incroyable qu’un pays n’en produisant pas en consomme en grande quantité. Ah! La colonisation, pardon… Palisadoes, sur la route de l’aéroport international, mais surtout… Port Royal.
Port Royal fut fondée par les anglais en 1656, afin de sécuriser la baie de Kingston, prise à l’instar de l’île, aux Espagnols, 5 ans plus tôt. La Jamaïque est une île stratégique sur la route des galions chargés d’or entre le Nouveau Monde et l’Europe.
De ce fait, et grâce à la tolérance anglaise, Port Royal attire nombre de pirates, flibustiers et autres corsaires qui en font très rapidement une des villes les plus riches du Nouveau Monde, où or et rhum coulent à flots. Rapidement, Port Royal atteint 9000 habitants…
… Et le statut de ville la plus dépravée de la chrétienté. Henry Morgan, futur gouverneur de la Jamaïque (1684-1688) y officialise un code de la piraterie en 1671, code de conduite inauguré par les corsaires puis repris par les pirates, à l’instar de Bartolomeu Português dès 1666.
Mais, punition divine! Le 7 juin 1692, un tremblement de terre fait disparaître sous la mer les 2/3 de Port Royal, amenant les anglais à créer Kingston en 1693. Bien d’autres tremblements de terre eurent lieu : le 14/01/1907, l’un d’eux mit à mal un canon d’une 20aine de m., Albert Battery , et son magasin d’artillerie…
Aujourd’hui devenu une attraction, la Giddy House . Il est bien difficile d’y tenir debout et les enfants ne comprennent pas toujours ce qui leur arrive. De nombreuses classes de maternelle défilent aujourd’hui : je ne passe pas inaperçu.
Port Royal est resté une garnison après 1692 et le Fort Charles tel que je le visite fut érigé en 1853. C’est précisément la vue de ce canon qui déclenche mon étonnement, ainsi que l’introduction de pochettes dans ce compte-rendu… Ces roues pleines et peintes m’avaient déjà questionné…
Alors que je souhaitais créer un flyer à partir de ce visuel. C’était en 2004, et j’avais pris le parti d’évider les roues : un mauvais choix, donc!
Mais point de trace de cette Sodome du XVIIe s. Et les ruines qui passent aujourd’hui pour celles de Port Royal, que je n’ai pas vues, semblent bien plus récentes. C’est de la plongée qu’il faut en fait faire pour la visiter un tant soit peu.
Aujourd’hui, Port Royal n’est plus qu’une banlieue de Kingston.
Une île reliée à l’île par la route, une presqu’île très tranquille où nous mangeons sur le pouce.
Mais à l’instar de l’esclavage, cette période a laissé des traces dans l’industrie musicale jamaïcaine… Un de mes labels préférés validera.
Outre-Manche aussi, on a su s’inspirer de l’histoire de l’ancienne colonie, bien que sous l’influence du label précédent dans un premier temps.
Depuis sa côte sud, vers l’Est, les Blue Mountains qui se jettent dans la mer des Caraïbes. Alors que depuis le Nord de Palisadoes, sur le retour, nous avons une perspective étonnante qui juxtapose des bâtiments bien éloignés les uns des autres.
Entre Digicel (entre la proue noire et la 1e croix rouge) et l’édifice le plus élevé (la Bank of Jamaica), c’est Downtown. On aperçoit le stade national avec Sabina Park puis Holy Trinity en dessous, et tout à droite, Beverly Hills.
On the rivers of Babylon . Nous sommes à nouveau au Nord de la baie et avons grosso modo parcouru ce que je viens précisément de décrire. Tivoli Gardens est sur la gauche, nous filons direction Greewich Town, sur Marcus Garvey Drive. Que de noms mythiques.
Les lieux ne ressemblent en rien à ce que j’ai pu imaginer, mais pour le moins 50 ans se sont écoulés entre les faits qui m’intéressent et ce jour. Nous sommes à Tuff Gong, en fait Federal Studios… Ca n’est autre que le 1er studio jamaïcain, monté de toute pièce par Ken Khouri (1917-2003),…
Un touche à tout d’origine libano-cubaine qui avait commencé sa carrière dans la musique dans la location de jukeboxes. Dès le début des années 1950, il avait réuni de quoi enregistrer et presser des disques de Mento et Calypso et de productions US dont il achetait les droits.
En 1965, il enregistrait pour son propre compte Hopeton Lewis, dans un nouveau rythme qui devait devenir le Rocksteady . Il le sortit sur son label Merritone, créé en 1966.
Le nombre d’artistes jamaïcains évoluant dans les années 1960 qui ne sont pas passés à Federal doit être assez proche de zéro. En business woman avisée, Rita Marley, épouse de la défunte star mondiale, racheta les locaux en 1981 pour les exploiter sous le nom du label créé à Hope Road .
Malheureusement… Les lieux sont fermés au public, actuellement. Un de plus. Rien à voir, circulez!
Cornell me laisse sortir de la voiture, garde un oeil sur moi, mais je ne le sens pas rassuré. Les gardiens ne veulent pas ouvrir, le moteur tourne, prêt à partir. Toutefois, cette simple affiche laisse entendre que l’endroit reste une valeur sûre du monde musical local.
Tout au bout, perpendiculaire à Little Bell Rd, Bell Road. Logiquement s’y trouvait le West Indies Recording Limited, studio monté en 1958 par Edward Seaga, futur 1er ministre de la Jamaïque (1980-1989), sur l’exemple de Federal.
Rebaptisé Dynamic Sounds lors de son rachat par Byron Lee en 1963, il se trouvait au 13 qui devint plus tard le 15 : introuvable pour ma part, il me semblait même qu’il avait brûlé. Lieu d’enregistrement d’une multitude d’artistes locaux,…
Dont le hit planétaire My Boy Lollipop de Millie Small (MàJ : 1946-2020 : elle est décédée le jour même où je publie cet album, le 5 mai) en 1964.Y enregistrèrent également des artistes tels que les Rolling Stones ou Eric Clapton.
S’il est intéressant de voir que les deux premiers lieux d’enregistrement de Kingston se trouvaient à quelques 10aines de m. l’un de l’autre…
Il ne l’est pas moins de constater que nombre des artistes qui y tentèrent leur chance sortent d’un terreau commun, situé tout près, à environ 5kms, soit une demi-heure de marche sur Spanish Town Rd.
Aujourd’hui, c’est un de ces axes sur lequel on m’a conseillé d’être en voiture, et rien d’autre… J’observe sous le pare soleil qui barre la moitié du pare brise. Sur ma droite, j’aperçois un champ semé de dalles multicolores et de tessons…
Cornell me le décrit comme un cimetière. Après coup, je découvre que c’est celui de May-Pen, mais le temps m’est compté. Je n’ai pas le temps de me rendre compte que nous avons tourné sur la gauche…
A l’image de Concrete Jungle , un morceau de Bob Marley déjà un peu édulcoré de Rock, longue plainte sur les conditions de vie dans la jungle de béton qu’est Trench Town…
Aujourd’hui, on y a délimité un espace où le touriste peut voir où a évolué la star planétaire avant de se produire devant des 100aines de milliers de personnes.
Tout tourne autour de cette pièce où resteraient, face à un lit, quelques reliques et des ajouts iconiques…
La carcasse du fourgon acquis par Marley pour tenter de distribuer les premiers disques des Wailers serait là aussi. Le guide, car il y en a toujours un, m’invite à prendre le volant pour une photo…
Heureusement, Marley n’est qu’un prétexte et ce fameux arbre. Le Trench Town Cultural Yard retrace aussi une histoire plus générale, et notamment celle de ces cours, les yards autour desquelles vivent les yardies ,
Ou encore plus généralement, la création de ce quartier de Kingston où naquit le Reggae.
Ni plus ni moins que l’ancienne propriété d’un immigrant irlandais, Daniel Trench, racheté par un promoteur immobilier dans les années 1930, avant de devenir l’équivalent de parcs HLM au début des années 1950.
Je vais devoir me replonger dans l’ouvrage d’Hélène Lee. Mon 1er guide me dit ce que je peux photographier ou pas contre un tip et donne la main à Kash Breezy, 27 ans, qui m’entraîne à travers Trench Town.
Ces rues où nombre de groupes se formèrent…
Aprirent à gratter une guitare et à accorder leurs voix,…
Aiguisant aussi leur vision du monde à la lumière de leur vécu et d’un rastafarisme dont ils deviendront pour la plupart les ambassadeurs.
Un plan du quartier logeait chacun des artistes ayant vécu à Trench Town, et d’une rue à l’autre, les noms des principales personnalités locales sont égrénés. Marley, Bunny Wailer et Peter Tosh, Vincent « Tata » Ford, les membres des Wailing Souls sur la 1e…
Delroy Wilson, Cedella Booker, la mère de Bob, sur la 2nde,…
Joe Higgs, Roy Wilson, Junior Braithwaite, Lord Tanamo, Ken Boothe , Strangejah Cole , Adina Edwards, Pauline Forrest-Watson, Lloyd Forrest sur la 3e…
Jimmy Tucker, Junior Tucker, Desmond Tucker, Cynthia Schloss, Ernie Ranglin , Dean Frazer sur la 4e,…
Lascelle Perkins, Hortense Ellis, Alton Ellis, Noel « Scully » Simms , Dobbie Dobson, Beverly Kelso et Mortimer Planno, pour les principaux, sur la 5e… Kash m’a amené dans un studio : personne n’enregistre et il vaut peut-être mieux!
Shanty Town . Ce sont les années 1960 et 1970 dans une moindre mesure qui m’intéressent. J’explique un peu mon parcours à mon guide,
Mais il doit entendre ces histoires tous les jours et tous les touristes doivent parcourir les mêmes ruelles de tôles, lâchant quelques dollars, sur invitation, pour une bouteille d’eau qui fera du bien à tout le monde.
Cash me dit que même lui ne va pas n’importe où. Il ne ressortirait pas vivant de Tivoli Gardens, le quartier voisin.
C’est le contrat : sécurité sur parcours balisé.
The Boss Taximan , CT Campbell.
Ca passe très vite… Autour d’1H15, mais à la vérité, il n’y a pas de quoi s’éterniser, j’ai été où je voulais être.
Quoi qu’il en soit, je serai de retour demain, à l’Ambassador Theatre, pour une projection de film. Nous nous sommes renseignés auprès de Mme Dowe, gérante du Cultural Yard, pour les visites suivantes : pas possible d’aller à Bond Street malgré mon insistance : « N-O-T S-A-F-E ».
La suite, c’est la 7e rue et un paysage post apocalyptique sur 1 km : des ruines sous les plantes rampantes, des chiens errants, bidonvilles au loin… Un vrai no mans land , avec Tivoli Gardens de l’autre côté. Cause de bien des soucis.
Pour moi, ce sont juste 2kms de plus pour déboucher… Sur Orange Street! Comment dire? Pour « visiter » la rue, il faut au préalable s’être muni des adresses imprimées sur des pressages jamaïcains plus ou moins anciens.
Cornell s’est garé à mi-rue, qu’on remonte, à défaut de vouloir/pouvoir la redescendre. Ici, nous sommes à 7 rues et 1 km de Bond Street, sur la gauche, où se trouvait Treasure Isle.
Les problèmes y sont assez anciens, même si pas forcément de le même nature. Hein, Mr Dodd?
A priori, je rate les numéros de Sonya Pottinger au 37, Winston Riley et Techniques au 99…
Qu’importe… C’est le plus souvent du passé et l’un des plus mythiques est toujours là, au 127.
Le faire part de décés de son propriétaire est toujours sur la vitrine : c’était en 2016.
Un jour de 2000, sur le chemin de la scène de Tarrega, j’avais fait des pieds et des mains pour y serrer la poigne.
Cecil Bustamente Campbell, dit Prince Buster (1938-2016).
Boxeur, videur / garde du corps, chanteur, producteur,…
Orange Street, c’est la rue où s’écoulaient les disques enregistrés à Federal ou WIRL/Dynamic Sounds pour la plupart, un marché de galettes de pétrole où chaque producteur avait pignon sur rue, pour les transactions les plus modestes…
Comme pour les plus compliquées? Le macaron de ce 33T enregistré en 1967 à Treasure Isle est ainsi estampillé Sonya Pottinger, suite à son rachat du catalogue de Duke Reid, décédé en 1975.
Aujourd’hui, Orange Street est une rue qui, j’imagine, tente de vivre sur ces rares vestiges. Ce 31 octobre 2019 aux alentours de 17H, j’étais bien le seul touriste à la parcourir. Ca n’aidait pas Cornell à être tranquille.
Mais avec un minimum d’observation, on se rend compte que d’autres fans sont passés par là, prenant bien soin de signer leur passage.
Une adresse intéressante que ce 133, le bureau d’un certain Carl Johnson . Je ne l’avais même pas notée.
Ici, les figures nationales se sont toutes rejointes.
Je fais systématiquement face aux devantures barrées d’un closed , comme celle du célèbre magasin d’Augustus Pablo, pourtant à la page en termes de communication. Pas grave, je suis bien assez chargé.
Je suis juste venu pour être là, respirer, passer et voir. En vérité, je suis aux anges et Cornell doit à plusieurs reprises me mettre au pas. Je cherche juste une dernière adresse, celle d’un autre de mes labels préférés : Beverley’s
C’est censé être au 135a, et je demande dans ce qui était à l’époque un magasin de spiritueux. Un bar, quoi. Mais non, ça devait y ressembler, mais ça n’est pas ça, c’est plus bas.
Les nméros à l’affichage aléatoire peuvent avoir changé. Cornell demande à un dready d’une 50aine d’années assis au coin de North Street et Orange Street : le studio de Leslie Kong (1933-1971) était juste là.
Que de hits produits sur ce label! Principalement pour la période Early Reggae en ce qui me concerne, mais de l’or en barres, tout simplement. Les chinois aussi ont une bonne oreille!
Voilà, le principal est fait… Cornell craint pour sa voiture, nous avons encore deux ou trois choses à faire et partons. On devine ici le 133 de Sir JJ.
No regrets , c’est du tout bon, qui plus est je n’aperçois rien de plus en redescendant la rue.
Nous voici sur North Parade, vers East Parade et la Coke Memorial Methodist Church, fondée en 1790, la structure actuelle datant de 1840. Le style colonial anglais, c’est vraiment pas ça.
Sur North Parade, le Ward Theatre. Avec le Majestic, le Carib ou encore l’Ambassador, il fut le décor d’une frénésie musicale sans commune mesure entre les années 1950 et 1960, avec la tenue de nombreux concours et radio crochets…
A une époque où toute la jeunesse de Kingston paraissait s’être mise au chant… Qui sait, cette photo y fut peut-être prise?
Pour ma part, je cherche encore l’introuvable, peut-être de quoi acheter un disque, mais le magasin de Vincent Chin se dérobe à nos regards.
C’est la sortie des écoles, North Parade est bondé de gamins de tout âges traînant sous leur cartable, entre les stands de CDs gravés, fruits, layettes et autre vérroterie. Deux aller-retours nous suffisent, d’autant que la voiture est garée à l’arrache. King Street.
Nous longeons National Heroes Park et Cornell s’arrête sur Torrington Rd pour nous acheter une soupe : j’ai complètement oublié de manger! Soup with kaw! . Fameux accent! En face, GG, un sigle qui me parle.
Vérification faite, il s’agit du studio d’Alvin Ranglin, né en 1942. Il officia dès 1969 et produisit de nombreux artistes, dont les Maytones. Loving Reggae .
Ah, nous y sommes… Le studio du 13 Brentford Road a désormais donné son nom à la rue qui est devenue une avenue : Studio One Av. Pas de surprise, en réalité : travaux, fermé pendant encore quelques mois…
Son propriétaire, Coxsone Dodd (1932-2004) est une véritable légende de la musique jamaïcaine, il a connu toutes les étapes de son développement. Ses locaux poursuivront.
Fin de ce marathon Reggae à Kingston. Me revoici à Constant Spring avec une pointe de frustration : le manque de liberté, toujours encadré…
Mais j’ai vu bien des choses au cours de cette longue journée, et notamment pu apprécier la bienveillance des jamaïcains croisés à mon égard. Et puis, peu de chances que j’aie pu voir plus avec des lieux ouverts, sans parler du temps limité :
Le matériel qui a fait l’histoire de cette musique se trouve désormais dans des musées et autres collections et j’ai déjà pu en voir au cours d’expositions . br>
Depuis W Armour Heights, à l’Est, les Blue Mountains qui se jettent dans la mer des Caraïbes. Oui, je me répète.
Tout à gauche, Beverly Hills et en dessous, projecteurs allumés, l’Independance Park, le stade national où eurent lieu, entre autres, les funérailles de Bob Marley en 1981. Je vois enfin la mer et aperçois Palisadoes, le bandeau de terre au delà de la baie.
Tout au fond, les grues du port sont derrière Greenwich Town, qui a donné son nom à un célèbre label de Dancehall, et précédées de Tivoli Gardens, qui a un débouché sur ce port et au trafic international. Plus ou moins entre les deux et au milieu de la vue, Trench Town.
Voilà. C’est une de ces journées pour lesquelles on se lève et bien mieux, pour lesquelles on traverse un océan. Ciao ciao.
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